Psy Paris 16

Cultivons notre intelligence émotionnelle

Intelligence émotionnelle : apprendre à reconnaître nos émotions, surtout quand elles nous perturbent, permet de mieux les vivre. Et de « jouer » avec elles plutôt que les subir – Psy Paris 16

 

 

Intelligence émotionnelle :

avec l’utilisation quotidienne des réseaux sociaux ou des mails pour exprimer, dans la seconde, notre plus infime ressenti ou annoncer des événements éprouvants – rupture, décès, bouleversement professionnel… – qui exigeraient du recul, les nouvelles technologies remettent en cause les liens émotionnels traditionnels. Depuis qu’Internet et les chaînes d’information continue sont entrés dans nos vies, nous sommes soumis au stress d’une temporalité sans cesse plus trépidante. En une matinée, nous passons sans transition du rire aux larmes, de la perplexité au dégoût, au gré des vents émotionnels qui soufflent dans notre direction. Faut-il s’étonner que la pathologie mentale la plus répandue de ce début de siècle soit le trouble bipolaire, où alternent euphorie et angoisse, sentiments de toute-puissance et impression de vacuité totale ?

Intelligence émotionnelle: identifier ses émotions

Alors que les émotions scandent nos jours et nos nuits, paradoxalement, les psychologues peinent à les définir. Ils s’accordent à les décrire comme des surgissements d’humeur soudains et temporaires avec un commencement et une fin qui, de plus, varient en intensité : la peur, par exemple, va de la petite frayeur à la panique, tandis que la colère peut se manifester par un simple froncement de sourcils ou une rage terrible. Et elles s’accompagnent de mimiques spécifiques qui les rendent immédiatement identifiables. Par exemple, sous le coup de la surprise, nos yeux s’ouvrent tout grands… Mais, rétorqueront les lecteurs attentifs, l’amour dure généralement plus de cinq minutes et ne s’accompagne d’aucune mimique reconnaissable. Et cela est également vrai pour la culpabilité. Aussi les chercheurs font-ils une distinction entre les « émotions primaires », instantanées et visibles – la joie, la peur, le dégoût, la colère… – et les « émotions mixtes », telles que l’amour, la honte ou la culpabilité, qui engendrent un mélange complexe de ressentis. Nous l’avons tous constaté, quand nous sommes amoureux, nous sommes aussi joyeux, excités, parfois inquiets – nous craignons d’aimer plus que nous sommes aimés ou, pire, de perdre l’autre.

À première vue, il n’y a rien de plus facile qu’identifier nos états émotionnels. Il semble évident que la colère, la peur et la joie n’ont rien de commun. Pourtant, nous apprend le psychiatre et psychanalyste Serge Tisseron, l’un peut en cacher un autre. Imaginons : si, dans notre monde intérieur, pour des raisons liées à notre histoire personnelle, nous assimilons automatiquement « colère » et « méchanceté », ou bien si nous sommes persuadés que ce tumulte nous expose définitivement à perdre l’amour des autres, nous allons nous l’interdire, le refouler, au point de ne plus le ressentir. À la place, nous allons nous sentir fautifs, honteux, tristes, apathiques, coupés de nous-mêmes.

Examinons ensuite l’envie : ce sentiment nous renvoie directement à l’aveu de nos désirs. Si nous refusons de les reconnaître, par crainte d’un refus ou par culpabilité, l’envie se transforme en admiration ou au contraire en agressivité vis-à-vis de l’être qui est ou détient l’objet de notre convoitise. Fréquemment, nous refoulons les tourments socialement ou personnellement inacceptables – notamment la haine pour un parent ou un enfant que nous devrions chérir si nous étions « normaux » –, au point de les ignorer totalement. Après des siècles d’opprobre, où les émotions ont été tenues comme les ennemies attitrées du raisonnement productif, il n’est plus personne pour oser les condamner. Notamment depuis l’apparition de la notion d’intelligence émotionnelle, développée aux États-Unis au début des années 1990 par deux chercheurs, Peter Salovey et John Mayer, puis popularisée par le psychologue et journaliste spécialisé Daniel Goleman.

 

Intelligence émotionnelle: se forger un cœur conscient

Selon le psychologue, l’intelligence émotionnelle « réside dans la capacité à savoir reconnaître, analyser et maîtriser ses émotions, surtout quand elles nous perturbent ou nous dépriment ». Ce savoir-faire permet en outre « de reconnaître le ressenti des autres, de le partager et de l’influencer ». Si cette aptitude nous rend plus humains et plus intuitifs, elle contribue aussi à nous orienter vers les bonnes décisions. Ainsi l’intelligence émotionnelle met-elle en relief que, loin de nous empêcher de raisonner, les émotions sont indispensables à la pensée. Sans elles, nous sommes incapables d’apprécier pleinement les bons moments de l’existence.

Nous sommes plongés dans un univers uniforme, où tout se vaut : « La soirée d’hier, bof, c’était sympa…» Plus encore, la reconnaissance du lien qui noue « intelligence » et « émotions » bouleverse la croyance bien ancrée selon laquelle nous serions condamnés à subir celles qui nous envahissent trop ou notre impossibilité à les exprimer : l’intelligence émotionnelle s’acquiert, s’enseigne et se développe. À tout âge, nous pouvons prendre conscience de la peur qui nous interdit de parler en public et nous exercer à la dépasser, ou bien réussir à dompter cette violence intérieure qui, parfois, s’empare de nous. C’est vrai, un enfant élevé entre deux parents réagissant automatiquement par la colère en cas de conflit aura tendance à répéter ce schéma. Pourtant, là encore, il n’y a pas de fatalité. Il reste toujours possible de réaliser que lorsque l’on est énervé, on peut respirer, se calmer, puis se mettre en position de trouver un moyen plus pacifique de s’expliquer.

En fait, nous sommes invités à nous forger « un coeur conscient », pour reprendre la célèbre formule du psychiatre et psychanalyste Bruno Bettelheim. Savoir reconnaître ses émotions et les orienter sont la meilleure façon de ne pas être submergés par elles. C’est surtout quand nous les nions qu’elles nous tyrannisent. De plus, il existe une ivresse, une jouissance pas toujours consciente, de l’excès : la colère que nous sentons monter et qui nous excite, le rire qui devient fou sans que nous puissions le réprimer. Sans compter que rien n’est plus contagieux qu’une émotion : nous nous identifions automatiquement à ceux qui nous entourent, partagent nos goûts, nos intérêts. Nous nous réjouissons des succès de nos proches, sommes malheureux ou en colère quand le malheur les atteints, comme si une force, une énergie identique reliait les êtres. Cette forme d’intelligence se travaille, mais force est d’admettre que nous ne sommes pas égaux face aux émotions.

D’entrée de jeu, nous pouvons être très empathiques, très à l’écoute du ressenti d’autrui, mais pourtant totalement inefficaces quand il s’agit de contrôler notre colère. Selon le psychiatre comportementaliste Christophe André, chacun de nous possède son talon d’Achille émotionnel : pour l’un, ce sera la jalousie ; pour un autre, la peur ; pour un autre encore, la honte. Nous sommes tous la proie d’une émotion particulière face à laquelle nous sommes démunis, situation qui résulte à la fois de notre héritage génétique, de notre histoire personnelle et de notre environnement.

 

 

émotion

 

 

Intelligence émotionnelle: exprimer sa sensibilité au plus juste

Certains d’entre nous semblent davantage prédisposés aux expressions négatives, tristesse, colère, culpabilité, honte. Selon le psychiatre, ce phénomène tiendrait à la spécificité de notre culture occidentale, qui privilégie les comportements « tempérés », le sérieux, le calme, la réflexion, et se méfie des démonstrations bruyantes de désir et de joie.

C’est que les émotions sont aussi des codes culturels facilitant la reconnaissance mutuelle : issus d’une société méditerranéenne, pour manifester notre tristesse lors d’un deuil, nous devrons arracher nos vêtements, hurler de douleur. Attitude qui, en Angleterre, nous exposerait à un diagnostic d’hystérie.

Nous tendons à ne voir, dans les émotions, que des soubresauts de l’esprit. Or elles nous affectent corps et âme, nous rappelant que nous sommes une totalité psychocorporelle. Diverses études ont établi un lien entre colère retenue ou trop fréquente et risques cardio-vasculaires. Toutes les femmes savent à quel point les désordres hormonaux influent sur leurs états d’âme. Le moindre dérèglement thyroïdien fait vivre à une trentenaire les affres dépressives de la ménopause et des humeurs en dents de scie. Une lésion cérébrale au niveau du cortex préfrontal transforme la personne la plus empathique en brute grossière, incapable de repérer le ressenti des êtres les plus proches ou de prendre les bonnes décisions. C’est l’amygdale, petite structure du cerveau limbique – dit « cerveau émotionnel » –, qui détermine le bon usage et l’expression correcte des émotions primaires, instinctives. Son bon fonctionnement fait de nous des individus à l’écoute, capables de faire face aux désaccords avec les autres. Trop sensible, à l’inverse, elle nous rend hyperémotifs, difficilement capables de nous contrôler et de dominer nos craintes.

Mais faut-il vraiment « contrôler », « dominer » tout cela, comme le suggèrent de très nombreux thérapeutes ? Saverio Tomasella, psychanalyste, fondateur du Centre d’études et de recherches en psychanalyse, n’est pas de cet avis. Dans son dernier livre, Hypersensibles, il écrit qu’il ne s’agit ni de gérer, ni bien sûr de subir les émotions, mais de les vivre, de jouer avec elles. Pas question de sombrer dans le sensationnel, de « se vautrer dans l’émotionnel ». Nous devons apprendre à passer alternativement du ressenti pur à la rationalisation intellectuelle – mettre des mots, des pensées permet de prendre de la distance, de se protéger de l’envahissement. « Notre monde contemporain a trop tendance à tout vouloir normaliser, donc “morbidise” en faisant croire hâtivement que tout ce qui sort des cases “normal” et “standard” relève de la maladie, explique-t-il. Une des clés de la santé psychique est d’être en mouvement et en alerte, donc en recherche. Il ne s’agit pas de contraindre, de brimer sa sensibilité, mais de lui faire de la place et de l’exprimer au plus juste. En laissant un espace ouvert pour soi et pour l’autre, afin que puisse exister la sensibilité de l’un et de l’autre. » Il s’agit de chercher à comprendre ce qui nous arrive, sans se laisser culpabiliser par ceux qui nous accusent d’être trop dans le mental, de trop réfl échir. Ce sont les allers et retours, les voyages entre l’activité de sentir et l’élaboration intellectuelle qui nous rendent vivants.

Combien d’émotions ?

Psychologues, philosophes et chercheurs semblent incapables de dénombrer les émotions avec certitude. Descartes en comptait six fondamentales : l’admiration, l’amour, le désir sexuel, la haine, la joie, la tristesse. En 1872, le promoteur de la théorie de l’évolution, Charles Darwin, dresse sa propre liste : la joie, la surprise, la peur, le dégoût et la colère, caractérisées par leur innéité, leur universalité et leur pouvoir de s’inscrire clairement sur les visages. Le psychologue américain Paul Ekman reste fidèle à Darwin, ajoutant toutefois la tristesse, puis dans les années 1990, l’amusement, le mépris, la satisfaction, l’excitation, la gêne, la culpabilité, la fierté de réussir, le soulagement, le plaisir sensoriel, la honte. Les psychiatres François Lelord et Christophe André s’en tiennent à huit : la colère, la peur, l’envie, la joie, la tristesse, la honte, la jalousie et l’amour.

A chacune son rôle

Le désir nous pousse à chercher un partenaire, dans le but de la reproduction de l’espèce. La colère fait fuir nos ennemis, nous protège. La peur nous tient à distance des périls. La tristesse nous assure le soutien des autres. Le dégoût nous empêche d’avaler des aliments avariés. Être toujours de bonne humeur nous exposerait à méconnaître les dangers : nous aurions trop confiance en nous-mêmes, l’absence d’inhibitions nous inciterait à des attitudes totalement déplacées en société. Il ne s’agit bien sûr pas de se réjouir d’être triste en permanence. Être envahis par la honte, la culpabilité ou l’anxiété nous indique que nous sommes sortis du cadre de la vie émotionnelle ordinaire et qu’une aide thérapeutique, ne serait-ce que momentanée, serait utile.

 

Source : Psychologies.com – Isabelle Taubes