Psy Paris 16

Dysmorphophobie: cette conviction délirante d’être laid(e)

Certaines personnes souffrent d’une image déformée d’elles mêmes qui les persuade d’être laides, voire monstrueuses. Comment venir à bout de ce trouble psychologique qui peut être invalidant?

« Je suis convaincue depuis mon adolescence que mon nez est difforme, raconte Marion, 28 ans. Mon entourage a beau me contredire, je ne peux pas en démordre. J’ai vu récemment un chirurgien esthétique, ce dernier a refusé l’opération, considérant que le défaut n’était pas assez important et que j’avais surtout une image faussée de moi même. Il m’a conseillé d’aller voir un psy. Au fond de moi, je crois que je sais qu’il a raison. Mais en même temps, une petite voix me souffle que s’il n’a pas voulu opérer c’est au contraire parce que mon nez est tellement atroce qu’il ne voit pas comment l’améliorer ». Dans un autre registre, Elisa, 18 ans, jeune fille fluette, presque maigre, se voit « énorme » dans son miroir, nous confie sa mère. Anorexique depuis un an, elle refuse d’entendre tous ceux et celles qui lui assurent que ses bourrelets ne sont qu’imaginaires.

Marion et Elisa souffrent toutes deux de dysmorphophobie. Un trouble qui les « persuade d’avoir un ou plusieurs défaut(s) physique(s) en vérité inexistants ou minimes », comme le définit Jean Tignol, psychiatre auteur de l’ouvrage Les Défauts physiques et imaginairesaux Editions Odile Jacob. « Ce défaut de leur apparence les préoccupe au point qu’il devient le centre de leur vie, au détriment de tout le reste », ajoute-t-il.

Comment reconnaître la dysmorphophobie et surtout comment la distinguer d’une simple mauvaise image de soi? Enfin, comment aider les personnes qui en sont atteintes?

Un trouble fréquent et invalidant

« La dysmorphophobie est un symptôme phobique, donc à ranger plutôt du côté des névroses. Mais comme tout symptôme névrotique, selon son intensité et l’importance qu’il prend dans l’équilibre d’une personnalité, il peut prendre la forme d’un symptôme délirant (ce n’est pas la même chose d’avoir la conviction d’avoir un gros nez et celle de se trouver gravement difforme) », indique le psychanalyste Pascal Couderc. « Ce trouble est à la fois fréquent (sa prévalence en population générale est estimée entre 2 et 13%) et très invalidant: en raison de leur dysmorphophobie, les sujets évitent les interactions avec les autres au point que leur vie sociale et affective en est le plus souvent sévèrement entravée », ajoute Sophie Chevalpsychologue, auteur de Belle autrement ! En finir avec la tyrannie de l’apparencechez Armand Colin.

Des pensées souvent considérées comme des vérités absolues

« Le défaut qui les obsède peut concerner n’importe quelle partie de leur corps », décrit la psychologue. « La focalisation peut concerner certaines parties du visage (avec des préoccupations sur leur forme ou sur leur taille -« Mes oreilles sont trop grandes et décollées »- ou sur l’ensemble du visage, avec une focalisation sur la peau (couleur, acné, cicatrices, rides, teint…) ou sur la pilosité: »Un jour, je me suis regardée dans la glace et je me suis vue avec une moustache » ». Certains, comme Marion, ont conscience du caractère exagéré de leur jugement, constate Sophie Cheval: « Mon ventre est trop gros, il se voit trop…je sais bien que ce n’est pas vrai, que le ventre des femmes est comme ça, mais je ne peux pas m’empêcher d’y penser ». Mais, insiste la psychologue, pour beaucoup d’entre eux, ces pensées et interprétations négatives sont considérées comme des vérités absolues.

L’adolescence, un terreau favorable pour la dysmorphophobie

Premiers touchés, les adolescents, constate Pascal Couderc: « les transformations corporelles qu’ils subissent induisent une sensation d’étrangeté de leur propre corps. Il n’y a pas, pour moi, meilleure métaphore que les premières lignes de La métamorphose de Kafka: ‘En se réveillant un matin après des rêves agités, Gregor Samsa se retrouva, dans son lit, métamorphosé en un monstrueux insecte.' » D’une certaine manière, tout individu fait donc l’expérience lors de la puberté, d’une difficulté à appréhender objectivement son corps. Seulement voilà, pour certains, ce qui n’aurait du être que temporaire peut s’installer et s’aggraver: « lorsqu’on retrouve la dysmorphophobiechez les adultes, elle est souvent plus sévère », observe Pascal Couderc. Attention, précise-t-il, « encore faut-il faire la différence entre ce qui peut être induit par les images (support d’identification, création d’un idéal) et le signe de quelque chose de plus délirant ». Autrement dit, ne pas confondre ce qui relève des complexes ou de la volonté de ressembler à telle ou telle icône, et la conviction d’être monstrueu(se).

Une maladie souvent couplée aux troubles du comportement alimentaire

La dysmorphophobie est par ailleurs souvent couplée aux troubles du comportement alimentaire, comme c’est le cas pour la jeune Elisa. « Lorsque l’on écoute une anorexique, elle se trouve toujours grosse, même à 35kg! Non seulement elle se trouve grosse, mais elle se VOIT grosse », souligne Pascal Couderc. Dans la boulimie, également, « la perception du corps est complétement fausse. J’entends souvent ces patientes dire, je me trouvais grosse, mais quand je regarde les photos, je ne l’étais pas! »

Des traitements qui varient en fonction de l’intensité du trouble

Au vu des conséquences parfois dramatiques de ce trouble, qu’il s’agisse d’exclusion sociale volontaire ou de mise en danger physique via l’anorexie par exemple, la dysmorphophobie ne doit donc pas être prise à la légère. Les thérapies varient en fonction de l’intensité du trouble, explique Pascal Couderc : « Pour le versant délirant, il s’agit d’un symptôme que les psychiatres gèrent avec des neuroleptiques. Pour le versant névrotique, ou disons, même si cela n’a pas beaucoup de sens, dans le cadre d’une pathologie « limite », une psychothérapie est souvent bien indiquée ». En effet, décrypte le psychanalyste, ce symptôme est parfois la projection sur le corps d’une souffrance psychique: « je ne peux pas agir sur mon psychisme, mais si c’est corporel je peux par restrictions alimentaires, sport, chirurgie… ».

La thérapie d’acceptation et d’engagement, une approche indiquée

« Lorsqu’ils demandent de l’aide pour soulager leur souffrance, les patients dysmorphophobes sont plus enclins à rechercher un traitement esthétique qu’à consulter un psy, observe Sophie Cheval: quand ils le font, il est souvent difficile de les engager dans une démarche de changement, en raison du caractère rigide de leur croyance dans la réalité du défaut qui les obsède. » Elle-même préconise une approche basée sur la « Thérapie d’acceptation et d’engagement », une nouvelle forme de « TCC » (thérapie comportementale et cognitive). Il s’agit dans un premier temps, détaille-t-elle dans un article publié dans Le magazine ACT, d’aider le patient à prendre de la distance par rapport à ses pensées: « cela peut reposer sur l’adoption de formulations du type ‘J’ai la pensée que mon menton est atroce’, au lieu de ‘Mon menton est atroce' ».

Un autre exercice consiste à demander au patient de formuler la première critique négative qui lui vient concernant n’importe quel objet quotidien, afin qu’il puisse constater que la pensée parvient toujours à trouver une critique, même face à un objet considéré comme ‘joli’ ou neutre: « petit à petit, le patient parvient à identifier ses pensées négatives et à se dire, « tiens, c’est encore mon esprit qui me raconte l’histoire du type qui a le menton en galoche! Merci! »

Dissocier ses pensées de ses actes

Le thérapeute peut également demander à son patient d’énoncer des actes et d’en accomplir d’autres, différents: par exemple, il doit dire « Je tourne sur moi-même » , tout en s’accroupissant. « Cet exercice lui permet de percevoir qu’il est possible simultanément de penser quelque chose en faisant quelque chose de différent, et d’expérimenter que pensées et comportements ne sont pas nécessairement liés« . De cette manière par exemple, Marion peut penser qu’en effet son nez est difforme mais ne pas s’obliger à mettre sa main devant toute la journée ou s’interdire de sortir pour autant. Enfin, il y a un travail d’acceptation de ses pensées – dans le même esprit que la pleine conscience – plutôt que de lutte acharnée, laquelle n’a manifestement pas fait ses preuves jusque là.

Ne plus se définir que par le paraitre

Enfin, indique Sophie Cheval, le fait de renouer avec des activités plaisantes souvent délaissées en raison de la dysmorphophobie est une source d’amélioration. L’idée étant de ne plus se définir seulement par le paraître mais aussi parce ce qu’on est, mère, père, ami(e), professionnel(le), etc. « Il faut aider le patient à retrouver ou à trouver des appuis narcissiques du côté de l’être plutôt que du paraître« , abonde Pascal Couderc.

Journaliste, Caroline Franc Desages est également auteur du blog « Pensées by Caro »