Psy Paris 16

Arrêter de culpabiliser, c’est possible

Un enfant qui se croit méchant, un salarié qui se juge incompétent, une mère dépassée… Comprendre les causes de la culpabilité permet d’adopter les bonnes stratégies pour cesser d’en souffrir

Il y a une quinzaine d’années, si un patient se décommandait, je m’inquiétais : “Qu’est-ce que j’ai raté avec lui, qu’est-ce que j’ai fait de mal ?” se souvient la psychanalyste Virginie Megglé. J’ai passé mon enfance à me sentir fautive. Il me fallait à tout instant veiller à ne heurter personne, à donner la priorité à l’autre, comme si j’avais ordre de m’effacer. J’ai fini par découvrir – à mon grand soulagement – que mon sort n’était pas rare. Et aujourd’hui, dans la pratique de mon métier, je constate que la culpabilité reste l’un des sentiments les plus présents, l’un des plus pénibles à supporter, l’un des plus dévastateurs. Car, quand nous nous déprécions, nous devenons aussi les bourreaux de ceux qui nous aiment : ne sont-ils pas méprisables puisqu’ils s’intéressent à nous ? » La psychologie se penche davantage sur la culpabilité mal placée – celle qui nous torture sans raison valable et nous donne l’impression de porter le poids de l’univers sur nos épaules – que sur la culpabilité réelle, juridique – celle de l’escroc, de l’assassin. Le délinquant condamné peut d’ailleurs estimer parfaitement légitime de transgresser la loi, quand la victime d’une agression sera terrassée par les autoreproches : elle ne s’est pas assez débattue, elle aurait dû être plus prudente, s’habiller autrement… 

Une perfection angoissante 

Selon Freud, la culpabilité résulte de l’angoisse de notre petit moi face aux exigences de perfection du surmoi, de la conscience morale. Plus nous nous voulons sans défaut, aimables, plus ce juge intérieur nous tourmente et nous incite à nous sentir petits. Or, comme l’a noté Alfred Adler, psychothérapeute autrichien, contemporain du père de la psychanalyse, célèbre pour ses travaux sur le complexe d’infériorité (à lire sur ce thème : Le Sens de la vie d’Alfred Adler (Payot)), nous tendons tous à nous sentir faibles, impuissants à certains moments. Parce que tous, nous l’avons été : quand nous étions des enfants dépendants.

Des comparaisons défavorables

Pourquoi alors certains sont-ils plus enclins à éprouver de la culpabilité que d’autres ? Une éducation autoritaire, basée sur le chantage affectif, fragilise. Mais une personne élevée sans violence psychologique peut également en pâtir. Nous intégrons en effet le rapport à l’idéal – ce qu’il faut être pour être quelqu’un de bien – véhiculé inconsciemment par nos parents. Il n’est donc pas rare qu’un père et une mère extérieurement « cool » fabriquent des enfants torturés par la culpabilité, car ceux-ci ont absorbé l’idéal inconscient de leurs géniteurs. 

La naissance d’un cadet suffit parfois à ancrer ce sentiment en nous. « L’être humain est ainsi fait que, dès son plus jeune âge, il éprouve le besoin de trouver une raison à chaque événement, explique Virginie Megglé. Aussi, apercevant le nouveau venu, il imagine que ses parents ont décidé d’avoir un autre bébé car il est inapte à les satisfaire ou parce qu’il a fait quelque chose de mal. Ensuite, la fratrie sera le lieu privilégié des comparaisons défavorables. A fortiori quand les parents eux-mêmes créent des liens de rivalité : “Regarde ta sœur, toujours souriante, elle…” » L’habitude de se comparer aux autres – à l’école, au lycée, au travail – ne fait qu’amplifier le sentiment de culpabilité. Et à force de s’évaluer – « Je suis mieux que lui », « Je suis moins bien qu’elle » –, on oublie d’être soi.

Torturés par ce poison intérieur, nous cherchons des issues. Comment lui échapper ? Essayer de se conduire comme un saint ou un ascète sans désir ne mène guère loin. Chassez le naturel, il revient au galop. Plus nous cédons sur nos envies, refoulons nos pensées indignes, plus le surmoi exige de nouveaux sacrifices. Avoir un motif concret de s’en vouloir en se livrant réellement à des actes fautifs a, paradoxalement, un effet apaisant, quoique temporaire. Déprimée par les accusations d’infidélité de son conjoint, Laurène, 38 ans, a pris un amant. « Une voyante avait prédit à Stéphane que j’allais le tromper. Il a toujours été d’une jalousie maladive ; du coup, il ne cessait de me suspecter, de me surveiller, au point que je m’interrogeais sur mon envie d’aller voir ailleurs. Au bout de quelques mois, je me voyais mauvaise, sale. Et ce qui devait arriver est arrivé… Mais c’était un peu sa faute, quand même. » Rejeter la faute sur l’autre. Voilà l’une des stratégies les plus courantes pour fuir la culpabilité. « Non, je ne suis pas en retard au rendez-vous, c’est toi qui as mal noté l’heure. » « Oui, j’ai cassé ce précieux vase qui te venait de ta grand-mère, mais si tu ne l’avais pas posé sur cette table, je ne l’aurais pas fait tomber. » Se délester de son tourment sur les autres n’est pas très efficace. Nous risquons même d’éprouver une double culpabilité : celle d’avoir commis une faute et celle de ne pas l’assumer. 

Autre procédé, moins violent pour autrui : se réfugier dans des idées de toute-puissance pour oublier notre honte de ne pas être à la hauteur. C’est le thème du roman de James Thurber La Vie secrète de Walter Mitty (Robert Laffont). Walter, petit homme timide, écrasé par son entourage, s’évade en élaborant des scénarios intérieurs où il se transforme en héros. Mais le sentiment d’être trop petits resurgit bien vite, et nous allons rapidement nous reprocher de nourrir des fantasmes mégalomanes : « Pfff, regarde le lamentable vermisseau que tu es, en vrai. »

Pour nous délester du fardeau de la culpabilité et reprendre de la hauteur, la première étape consiste à trouver, ou retrouver, le plaisir d’être soi. Spinoza, dans une lettre à Guillaume de Blyenbergh, négociant en céréales avec qui il disserte sur le bien et le mal, le désirable et le méprisable, cite l’exemple de l’aveugle face à l’homme qui voit. Le non-voyant n’est jugé inférieur que comparé au voyant – surtout quand nous décrétons qu’être un homme c’est bien voir, pose Spinoza. Or, l’aveugle peut être « parfait » en soi. Le premier pas vers l’apaisement est donc de cesser de penser en termes de « je suis plus que » ou « je suis moins que » : « je suis, j’existe », tout simplement.

Passer de “je dois” à “je peux” 

Ensuite, pour orienter nos pulsions de vie de manière plus créative, Virginie Megglé propose la voie de la responsabilisation : passer du « je dois » au « je peux ». « Nous avons tendance à confondre culpabilité et responsabilité, prévient-elle, comme si le simple fait de se dire responsable sous-entendait : “Il faut que j’assume ma méchanceté, mon indignité.” Or, être responsable signifie s’interroger sur le sens de ses actes, sans fuir leurs conséquences ni présumer que, par essence, nous agissons mal. La responsabilité, où consciemment j’assume ma part dans ce que je fais et dans ce qui m’arrive, est même le contraire de la culpabilité. » Prenons un exemple banal : je n’ai pas appelé ma grand-mère depuis des semaines et je suis consciente que ce n’est pas bien. Plutôt que me raconter des histoires pour me déculpabiliser (« Je n’ai pas le temps, je travaille vingt-quatre heures sur vingt-quatre »), de m’autoflageller (« Je suis mauvaise, ingrate ») ou de banaliser (« Ce n’est pas si grave »), je vais réfléchir aux sentiments que je lui porte, à mon désir d’être ou non avec elle. C’est cela se responsabiliser : renoncer au mensonge, à la méconnaissance des motifs qui commandent nos actions.

Toutefois, nul ne sort de la culpabilité seul. Une bonne rencontre avec une personne fine et sensible, sachant nous accueillir, peut nous réconcilier avec nous-mêmes. Mais quand nous souffrons trop, une thérapie s’impose. Une écoute qui ne juge pas est le meilleur antidote à la honte d’exister. « Se savoir entendus permet de nous faire prendre corps et de nous sentir à l’aise dans ce corps, souligne Virginie Megglé. Nous apprenons alors à faire preuve de bienveillance et de sincérité avec nous-mêmes. Progressivement, nous ne cherchons plus à plaire, nous agissons. Et nous plaisons. Ou pas. Nous avons moins peur du rejet, nous nous acceptons. Nous sentons que nous rencontrerons quelqu’un à qui plaire, le moment venu. Nous apprenons à nous pardonner. À agir à notre échelle. » Mais, pour obtenir des résultats durables, il nous faut aussi repenser nos liens aux autres, cesser de les percevoir comme des rivaux et des témoins de notre médiocrité. Alfred Adler conseillait de cultiver le sentiment d’appartenance à la communauté humaine. 

Prétendre qu’un travail sur soi puisse éradiquer définitivement la mauvaise graine de la culpabilité serait mentir. Il nous permet néanmoins de cesser d’en être dupes, et de lui sacrifier notre énergie quand elle revient, ponctuellement, nous titiller. Et ce à tout âge. Mais encore faut-il avoir le désir, la curiosité, de savoir qui l’on est.  

« J’ai toujours eu la sensation d’être en trop, de gêner : coupable d’exister. Le pire, c’étaient les week-ends où je voyais ma mère s’activer efficacement, tandis que j’avais l’impression d’être inutile. J’ai grandi avec la sensation que je ne méritais pas d’être heureuse comme les autres. J’étais étonnée que des garçons brillants s’intéressent à moi. Entrée dans le monde du travail, je n’osais pas demander un salaire correct ou une augmentation. Tout en m’en voulant de ma passivité, de mon manque d’ambition. Quelque part, je savais que ça ne tournait pas rond dans ma tête, que je n’étais pas si minuscule. Une thérapie brève m’a enseigné à détecter, sur le moment, mes pensées dépréciatives et culpabilisantes, et à les empêcher de m’envahir. En quelques mois, je ne me laissais plus piéger par elles. Puis j’ai eu envie de comprendre leur cause. J’avais bien saisi que, en passant en permanence de l’admiration à la culpabilisation, mon éducation y avait fortement contribué. Mais je pressentais une autre raison. Une thérapie analytique m’a permis de mettre au jour un secret de famille : mon grand-père paternel, tenu pour un “héros”, avait été nettement moins héroïque. Inconsciemment, j’avais repris à mon compte une honte transgénérationnelle soigneusement dissimulée. Il m’a fallu plusieurs années pour mettre cet héritage empoisonné à distance mais, aujourd’hui, j’ai fait la paix avec moi-même. »

source: psychologies.com – Par Isabelle Taubes